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MontbaZine 2024












Qatar 2022, Berlin 1936...
...les mêmes compromissions, la même lâcheté

Jusqu'au dernier moment, j'ai espéré qu'un joueur, un entraîneur, un gouvernement, un journaliste, une organisation étatique, se lève pour dire son refus. Pour affirmer qu'en conscience, il ne pouvait cautionner cette mascarade. Qu'il était de son devoir de se dissocier d'un événement qui par son extravagance financière, son je-m'en-foutisme écologique, son traitement de la personne humaine, sa pratique systématique de la corruption, son dévoiement même de la nature d'une Coupe du monde, heurtait son sens des responsabilités.

De toute évidence, je m'étais trompé: il ne s'est strictement rien passé. Les matchs se sont enchaînés, les retransmissions télévisées aussi, et les journaux, même les plus progressistes d'entre eux, ceux qui en temps ordinaire passent leur temps à donner leçons de morale sur leçons de morale, ont aligné les articles comme si de rien n'était. Comme si tout était normal. Et cette nonchalance, cette indifférence, ce renoncement aux valeurs démocratiques les plus élémentaires, cette monstrueuse absence de courage, ce délitement par le bas, signent leur défaite morale.

Comment ne pas penser, même si les enjeux ne sont pas de même nature, aux Jeux olympiques de Berlin en 1936? Comment ne pas voir dans l'attitude des acteurs traditionnels, des corps constitués, des délégations de sportifs, de tout ce qui fait une nation, la même veulerie, la même soumission, le même aveuglement, le même abaissement, les mêmes compromissions? Et au bout du compte, la même disgrâce. Quand face à l'ordre établi, devant la toute-puissance de l'argent ou de l'autorité, on se fait complice hier de l'innommable, aujourd'hui de l'abominable.

C'est cela qui s'est joué au Qatar. La grande trahison de l'humanité. C'était l'occasion rêvée de marquer le coup et ce sont les coups qui ont meurtri ce qui nous restait d'espérance. Des milliers de personnes sont mortes pour ériger des stades qui demain ressembleront à de grands géants décharnés, perdus dans l'immensité du désert. D'autres ont été traitées comme des esclaves, des ouvriers payés une misère, ayant à vivre dans des conditions dégradantes. Oui, par bien des aspects, même si comparaison n'est pas raison, ceux-là furent symboliquement "les juifs" des jeux de Berlin, des sous-hommes corvéables à merci.

Source : Laurent Sagalovitsch - Slate (16-12-2022)